Le comportement hors-norme des glaciers du Karakorum

À l’aide de données issues du satellite SPOT5 et de la navette spatiale Endeavour (SRTM), une équipe composée de chercheurs du LGGE et du LTHE ont mis en évidence le comportement atypique des glaciers du Karakorum, une région de la chaine himalayenne. Ils ont notamment montré que leur masse avait légèrement augmenté entre 1999 et 2008. À l’heure où nombre de glaciers du globe fondent, enregistrant des pertes de masse de plus en plus fortes, les glaciers de cette région semblent faire exception…

Situé dans la partie ouest de l’Himalaya, entre Pakistan, Inde et Chine, le Karakorum est une région montagneuse abritant plusieurs sommets de plus de 8 000 m d’altitude et recouverte par près de 20 000 km² de glaciers. Jusqu’à présent, on ne disposait que de très peu d’informations sur l’évolution récente de ces glaciers. De nombreux indices suggèrent cependant que leur comportement diffère de celui des glaciers du reste de l’Himalaya, pour lesquels des pertes de masse assez importantes ont été mesurées, ce qui a amené les scientifiques à parler de "l’anomalie du Karakorum".

Pour estimer les variations d’épaisseur (et donc de masse) de ces glaciers, des glaciologues du LGGE (OSUG), du LTHE (OSUG) et du LEGOS (Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales - OMP) et ont comparé deux topographies, acquises depuis l’espace à 9 ans d’intervalle, de la zone centrale du Karakorum et ce faisant sont allés de surprise en surprise. La première cartographie a été établie pour décembre 1999 à partir des données acquises en février 2000 par la mission SRTM (NASA, Shuttle radar topography mission) et la seconde a été déduite d’un couple d’images acquis en décembre 2008 par le satellite SPOT5 (CNES, Spot Image).
Sur la zone étudiée, qui comporte près de 5 600 km² de glaciers, le bilan de masse a été estimé à +0.11 m a-1 équivalent eau [1], ce qui correspond à un léger gain de masse pour les glaciers concernés [2]. En extrapolant ce gain à l’ensemble du Karakorum, la contribution des glaciers de cette région à la hausse du niveau des mers a été ré-évaluée à -0.006 mm a-1 contre +0.040 mm a-1 d’après une précédente estimation qui, par nécessité, extrapolait des mesures réalisées hors de cette chaîne de montagne.
L’étude a également permis de montrer que près d’un quart de la superficie englacée de la zone étudiée était sujette à des poussées glaciaires [3]. Qu’il y ait autant de glaciers concernés par de telles poussées était inattendu.
Enfin, les chercheurs ont observé des taux d’amincissement aussi forts sur les glaciers blancs que sur les glaciers "noirs", c’est-à-dire couverts de débris morainiques . Or des mesures réalisées dans différents massifs montagneux de la planète avaient montré que localement, autour d’une balise, ces débris ralentissent la fonte dès que leur épaisseur dépasse quelques centimètres. Il semblerait donc que cet effet d’isolation thermique locale des glaciers ne s’extrapole pas à l’échelle de toute une langue glaciaire.

Vue satellite de la région du glacier Panmah au Karakorum
(copyright Landsat imagery courtesy of NASA Goddard Space Flight Center and U.S. Geological Survey),
sur laquelle est indiqué le phénomène de poussée glaciaire entre 1999 et 2008.
© LEGOS, Étienne Berthier

Ces gains de masse des glaciers viennent confirmer "l’anomalie du Karakorum" et sont en outre cohérents avec la diminution du débit des rivières observée dans cette région au cours des dernières décennies.
Ces résultats n’en sont pas moins surprenants et soulèvent beaucoup de questions qui restent pour l’instant en suspens. Quand le bilan de masse des glaciers du Karakorum est-il devenu positif et le restera-t-il au cours des décennies à venir ? Pourquoi cette région abrite-t-elle des glaciers au bilan de masse positif, alors qu’ils sont en déclin partout ailleurs dans l’Himalaya : est-ce dû à une topographie particulière, des paramètres climatiques spécifiques, une circulation atmosphérique singulière… ? De l’analyse des publications, il ressort que des stations météorologiques installées dans les vallées du Karakorum indiquent une hausse des précipitations hivernales et une baisse des températures estivales entre 1961 et 1999, mais ces résultats peuvent-ils être extrapolés aux zones de très haute altitude (jusqu’à plus de 8000 m) ?

Finalement, cette étude rappelle que l’évolution des glaciers n’est pas homogène au sein de la chaîne himalayenne et que les mesures obtenues pour une région donnée ne sont pas nécessairement extrapolables à une autre. Il est donc désormais nécessaire d’entreprendre des études à plus grande échelle pour mettre en évidence d’éventuelles spécificités régionales, comme celle observée ici, et fournir une estimation non ambigüe du bilan de masse global des glaciers himalayens et de leur contribution à la ressource en eau régionale ainsi qu’à la hausse globale du niveau des mers.

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Référence
Slight mass gain of Karakoram glaciers in the early twenty-first century, Gardelle J., Berthier E. & Arnaud Y., Nature Geoscience, 15 avril 2012.

Contacts
 Julie Gardelle, LGGE-OSUG
04 76 82 42 06
gardelle lgge.obs.ujf-grenoble.fr

 Yves Arnaud, LTHE-OSUG
04 76 82 42 73
yves.arnaud ird.fr

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[1Le bilan de masse des glaciers est estimé sous forme d’une lame d’eau gagnée ou perdue annuellement par le glacier sur toute sa surface.

[2Pour comparaison, le bilan de masse de l’ensemble des glaciers de la planète est en moyenne de -0.7 m a-1 entre 1999et 2008.

[3Les poussées glaciaires ("surges" en anglais) sont de brusques avancées du glacier se produisant sur une durée très courte ( 1 an) à des vitesses temporairement très élevées. Elles sont suivies d’une phase plus longue, dite de quiescence, au cours de laquelle le glacier va tendre vers un nouvel état d’équilibre. Elles sont sans rapport avec un éventuel gain de masse du glacier.

Mis à jour le 20 septembre 2012