Des changements hydrologiques majeurs dans les Andes tropicales pendant la déglaciation : quand les glaciers deviennent des pluviomètres

volcan Tunupa englacé il y a 15 500 (vue d’artiste), © Édouard Mazaré
En reconstruisant, à l’aide d’une méthode inédite, une carte des paléoprécipitations qui se sont produites dans les Andes tropicales il y a 15 500 ans, une équipe internationale [1] est parvenue à comprendre les processus atmosphériques à l’œuvre dans les modifications abruptes du cycle de l’eau tropical en Amérique du Sud.
Comparaison des paysages de l’Altiplano au centre du Salar de Uyuni : Haut : le lac Tauca et le volcan Tunupa englacé il y a 15 500 (vue d’artiste, © Édouard Mazaré). Bas : le paysage actuel du Salar de Uyuni (© Pierre-Henri Blard)

À l’échelle plurimillénaire, le climat terrestre a connu d’importantes fluctuations naturelles, notamment depuis la fin de la dernière période glaciaire, entre 20 000 ans et 10 000 avant notre ère. Les archives climatiques issues des sédiments océaniques et les calottes polaires indiquent notamment que, pendant cette déglaciation, les températures ont connu des oscillations drastiques et abruptes dans l’hémisphère nord et, dans une moindre mesure, dans les tropiques. La répartition et l’intensité des précipitations semblent aussi avoir été affectées par ces oscillations. Ces changements climatiques sont probablement pilotés par les variations de la circulation océanique et la taille des calottes de glace continentales, mais il reste à comprendre comment ces réorganisations du climat sont propagées sur les continents, et comment elles modifient la circulation atmosphérique.
Au sud des Andes tropicales, sur l’Altiplano bolivien, le climat est aujourd’hui d’une aridité extrême, on y rencontre le plus grand désert salé du monde, le Salar de Uyuni. Pourtant, il y a seulement 15 500 ans (c.-à-d. 13 500 ans av. J.-C.) cette région hébergeait un lac immense, le lac Tauca, qui a couvert pendant plus de 1000 ans une superficie de 52 000 km2, une taille comparable à celle de l’immense lac Michigan, avec des profondeurs dépassant 120 m. Si nous savions que des précipitations plus importantes et des températures plus froides ont régné à cette époque pour former et maintenir le lac Tauca, nous ne connaissions pas encore les mécanismes atmosphériques qui ont conduit à cette réorganisation drastique de la répartition des précipitations en Amérique du Sud. Ainsi, plusieurs scénarios différents étaient proposés pour expliquer l’origine des masses d’air qui ont apporté l’humidité nécessaire à la formation du lac Tauca. Ces incertitudes étaient dues au fait qu’il n’existait jusqu’à présent aucune méthode pour reconstruire le champ régional des précipitations

Dans cette nouvelle étude, les chercheurs du CRPG et leurs collègues ont tiré profit de dépôts glaciaires de l’Altiplano pour mettre en œuvre une méthode inédite. Un lac et un glacier ont en effet des sensibilités contrastées aux précipitations et aux températures, cette différence étant due au fait qu’il faut plus d’énergie pour évaporer l’eau d’un lac que pour fondre la glace d’un glacier. En reconstruisant la position des paléoglaciers synchrones du lac Tauca, les chercheurs ont exploité cette caractéristique pour déterminer avec une précision et une justesse inédites l’augmentation de précipitation (2.3 en moyenne régionale) et le refroidissement (-3°C) qui régnaient au moment du lac Tauca il y a 15 500 ans. Le résultat majeur de ce travail de recherche a été de réaliser pour la première fois une cartographie régionale des paléoprécipitations à l’échelle de l’Altiplano.

La carte de précipitations ainsi obtenue montre que les précipitations étaient maximales sur la partie orientale de l’Altiplano. Les chercheurs interprètent cette configuration comme un déplacement vers le sud de l’anticyclone de Bolivie (Bolivian High) de l’ordre de 500 km pendant la seconde partie de l’évènement Heinrich 1, il y a 15 500 ans. Cette hypothèse se base sur des observations climatologiques modernes : la position et l’intensité de cette zone de haute pression contrôle les entrées d’humidité en provenance de l’est sur l’Altiplano. Cette théorie trouve également sa place dans un corpus d’avancées récentes sur la paléoclimatologie sud-américaine. En effet, à l’échelle continentale, un consensus se dessine et suggère un déplacement vers le sud de tous les systèmes atmosphériques sud-américains lors des grandes périodes de refroidissement de l’hémisphère nord, conjointement à un ralentissement de la circulation thermohaline de l’océan.

A) Localisation de l’Altiplano. B) Contexte géomorphologique et paléoclimatique de l’Altiplano central. La paléoligne de rivage (3770 m) du Lac Tauca (17 – 15 000 ans BP) est représentée par une ligne pointillée bleu-clair. La ligne orange représente la limite du bassin versant interne Titicaca-Tauca. La position du volcan Tunupa dont les moraines ont été datées par cette étude est indiquée par une étoile rouge. C) Vue actuelle du Tunupa depuis la Isla de los Pescadores. Le Salar est recouvert d’une mince pellicule d’eau pendant l’été austral. Cette image donne un aperçu de l’environnement du lac Tauca aujourd’hui disparu. D) Modélisation numérique des paléoglaciers du Tunupa qui a permis de reconstituer les conditions paléoclimatiques régnant sur l’Altiplano entre 17 000 et 15 000 ans BP (Blard et coll., QSR, 2009).
Paysages actuels du Salar de Uyuni (3660 m) (© P.-H. Blard). Il y a 15 500 ans, le Salar, le plus grand désert salé du monde, était immergé sous environ 100 m d’eau. Le Tunupa était alors une île isolée au centre du paléolac Tauca.
A) Carte des précipitations actuellement observées sur l’Altiplano, B) Carte des précipitations reconstruites à partir du modèle couplant bilan de masse des paléoglaciers et bilan hydrique du lac Tauca, C) Carte des différences entre précipitations "Tauca" et actuelles, D) Carte des ratios de précipitations "Tauca"/actuelles, E) Incertitude relative sur les précipitations reconstruites, F) Localisation des sites paléoenglacés étudiés (Martin et coll., Science Advances, 2018)

Carte de précipitations sur l’Altiplano : une méthode inédite et innovante

Une méthode inédite a été mise en œuvre pour obtenir cette carte de précipitation à l’échelle de toute la région de l’Altiplano. Ce résultat a été permis grâce à trois innovations :

  1. Des progrès décisifs sur la justesse et la précision des méthodes de datation par les nucléides cosmogéniques ont été réalisés depuis 5 ans. L’équipe du CRPG a largement contribué à cet effort international, en découvrant plusieurs sites de calibrations dans les Andes, et en créant un calculateur en ligne.
  2. Une nouvelle méthode numérique de modélisation conjointe du bilan hydrique du lac et du bilan de masse des glaciers, qui ont des sensibilités différentes aux précipitations et aux températures
  3. L’utilisation des glaciers comme pluviomètre à haute résolution spatiale, grâce à la faible superficie de leur bassin versant (quelques dizaines de km2), sur lequel ils accumulent la neige et la glace.

Implications - futurs travaux


Source

Lake Tauca highstand (Heinrich Stadial 1a) driven by a southward shift of the Bolivian High, L.C.P. Martin, P.-H. Blard, J. Lavé, T. Condom, M. Premaillon, V. Jomelli, D. Brunstein, M. Lupker, J. Charreau, V. Mariotti, B. Tibari, ASTER Team, E. Davy, Science Advances, 2018 ;4 : eaar2514.

Référence

Limits to future expansion of surface‐melt‐enhanced ice flow into the interior of western Greenland
Poinar, K., Joughin, I., Das, S. B., Behn, M. D., Lenaerts, J., & Broeke, M. R. (2015). Geophysical Research Letters, 42(6), 1800-1807. DOI : 10.1002/2015GL063192

Contact scientifique local

 Thomas Condom, IGE/OSUG | thomas.condom univ-grenoble-alpes.fr

Cette actualité est aussi relayée par

 l’institut national des sciences de l’Univers du CNRS (L’INSU->http://www.insu.cnrs.fr/node/9541])

[1Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (CRPG, CNRS / Université de Lorraine), Institut des géosciences de l’environnement (IGE/OSUG, CNRS / IRD / UGA / Grenoble INP), Laboratoire de géographie physique : environnements quaternaires et actuels (LGP, CNRS / Université Panthéon-Sorbonne / Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne / INRAP), Centre européen de recherche et d’enseignement en géosciences de l’environnement (CEREGE/PYTHÉAS, CNRS / Aix-Marseille Université / IRD / Collège de France / INRA), Université d’Oslo et Université Libre de Bruxelles

Mis à jour le 4 octobre 2018