Des changements hydrologiques majeurs dans les Andes tropicales pendant la déglaciation : quand les glaciers deviennent des pluviomètres


À l’échelle plurimillénaire, le climat terrestre a connu d’importantes fluctuations naturelles, notamment depuis la fin de la dernière période glaciaire, entre 20 000 ans et 10 000 avant notre ère. Les archives climatiques issues des sédiments océaniques et les calottes polaires indiquent notamment que, pendant cette déglaciation, les températures ont connu des oscillations drastiques et abruptes dans l’hémisphère nord et, dans une moindre mesure, dans les tropiques. La répartition et l’intensité des précipitations semblent aussi avoir été affectées par ces oscillations. Ces changements climatiques sont probablement pilotés par les variations de la circulation océanique et la taille des calottes de glace continentales, mais il reste à comprendre comment ces réorganisations du climat sont propagées sur les continents, et comment elles modifient la circulation atmosphérique.
Au sud des Andes tropicales, sur l’Altiplano bolivien, le climat est aujourd’hui d’une aridité extrême, on y rencontre le plus grand désert salé du monde, le Salar de Uyuni. Pourtant, il y a seulement 15 500 ans (c.-à-d. 13 500 ans av. J.-C.) cette région hébergeait un lac immense, le lac Tauca, qui a couvert pendant plus de 1000 ans une superficie de 52 000 km2, une taille comparable à celle de l’immense lac Michigan, avec des profondeurs dépassant 120 m. Si nous savions que des précipitations plus importantes et des températures plus froides ont régné à cette époque pour former et maintenir le lac Tauca, nous ne connaissions pas encore les mécanismes atmosphériques qui ont conduit à cette réorganisation drastique de la répartition des précipitations en Amérique du Sud. Ainsi, plusieurs scénarios différents étaient proposés pour expliquer l’origine des masses d’air qui ont apporté l’humidité nécessaire à la formation du lac Tauca. Ces incertitudes étaient dues au fait qu’il n’existait jusqu’à présent aucune méthode pour reconstruire le champ régional des précipitations
Dans cette nouvelle étude, les chercheurs du CRPG et leurs collègues ont tiré profit de dépôts glaciaires de l’Altiplano pour mettre en œuvre une méthode inédite. Un lac et un glacier ont en effet des sensibilités contrastées aux précipitations et aux températures, cette différence étant due au fait qu’il faut plus d’énergie pour évaporer l’eau d’un lac que pour fondre la glace d’un glacier. En reconstruisant la position des paléoglaciers synchrones du lac Tauca, les chercheurs ont exploité cette caractéristique pour déterminer avec une précision et une justesse inédites l’augmentation de précipitation (2.3 en moyenne régionale) et le refroidissement (-3°C) qui régnaient au moment du lac Tauca il y a 15 500 ans. Le résultat majeur de ce travail de recherche a été de réaliser pour la première fois une cartographie régionale des paléoprécipitations à l’échelle de l’Altiplano.
La carte de précipitations ainsi obtenue montre que les précipitations étaient maximales sur la partie orientale de l’Altiplano. Les chercheurs interprètent cette configuration comme un déplacement vers le sud de l’anticyclone de Bolivie (Bolivian High) de l’ordre de 500 km pendant la seconde partie de l’évènement Heinrich 1, il y a 15 500 ans. Cette hypothèse se base sur des observations climatologiques modernes : la position et l’intensité de cette zone de haute pression contrôle les entrées d’humidité en provenance de l’est sur l’Altiplano. Cette théorie trouve également sa place dans un corpus d’avancées récentes sur la paléoclimatologie sud-américaine. En effet, à l’échelle continentale, un consensus se dessine et suggère un déplacement vers le sud de tous les systèmes atmosphériques sud-américains lors des grandes périodes de refroidissement de l’hémisphère nord, conjointement à un ralentissement de la circulation thermohaline de l’océan.



Carte de précipitations sur l’Altiplano : une méthode inédite et innovante
Une méthode inédite a été mise en œuvre pour obtenir cette carte de précipitation à l’échelle de toute la région de l’Altiplano. Ce résultat a été permis grâce à trois innovations :
- Des progrès décisifs sur la justesse et la précision des méthodes de datation par les nucléides cosmogéniques ont été réalisés depuis 5 ans. L’équipe du CRPG a largement contribué à cet effort international, en découvrant plusieurs sites de calibrations dans les Andes, et en créant un calculateur en ligne.
- Une nouvelle méthode numérique de modélisation conjointe du bilan hydrique du lac et du bilan de masse des glaciers, qui ont des sensibilités différentes aux précipitations et aux températures
- L’utilisation des glaciers comme pluviomètre à haute résolution spatiale, grâce à la faible superficie de leur bassin versant (quelques dizaines de km2), sur lequel ils accumulent la neige et la glace.
Implications - futurs travaux
- Les fluctuations glaciaires sont souvent interprétées comme résultant uniquement des variations de température. Cette étude rappelle le rôle déterminant des précipitations dans la dynamique glaciaire, notamment dans sa capacité à générer une variabilité régionale. Ignorer ce rôle peut donc mener à des incohérences importantes.
- La méthode inédite pour déterminer des paléoprécipitations constitue un développement important, qui pourrait être utilisé dans d’autres régions du monde, et à d’autres époques, lorsque lacs et glaciers ont coexisté, comme sur le plateau du Tibet ou dans l’Ouest américain.
- L’article publié dans Science Advances présente une cartographie des paléoprécipitations d’une résolution spatiale inégalée pour une région jouant un rôle central dans la compréhension du climat sud-américain il y a 15 500 ans. Une approche similaire sur une période de temps plus longue est en cours de réalisation. En étudiant l’évolution spatio-temporelle des températures et des précipitations, dans des périodes climatiques différentes, de 18 000 à 10 000 ans, ces travaux permettront de mieux comprendre comment et à quelle vitesse les oscillations climatiques d’ampleur globale sont modulées et exprimées au niveau régional dans les tropiques.
Source
Lake Tauca highstand (Heinrich Stadial 1a) driven by a southward shift of the Bolivian High, L.C.P. Martin, P.-H. Blard, J. Lavé, T. Condom, M. Premaillon, V. Jomelli, D. Brunstein, M. Lupker, J. Charreau, V. Mariotti, B. Tibari, ASTER Team, E. Davy, Science Advances, 2018 ;4 : eaar2514.
Référence
Limits to future expansion of surface‐melt‐enhanced ice flow into the interior of western Greenland
Poinar, K., Joughin, I., Das, S. B., Behn, M. D., Lenaerts, J., & Broeke, M. R. (2015). Geophysical Research Letters, 42(6), 1800-1807. DOI : 10.1002/2015GL063192
Contact scientifique local
– Thomas Condom, IGE/OSUG | thomas.condom univ-grenoble-alpes.fr
Cette actualité est aussi relayée par
– l’institut national des sciences de l’Univers du CNRS (L’INSU->http://www.insu.cnrs.fr/node/9541])
[1] Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (CRPG, CNRS / Université de Lorraine), Institut des géosciences de l’environnement (IGE/OSUG, CNRS / IRD / UGA / Grenoble INP), Laboratoire de géographie physique : environnements quaternaires et actuels (LGP, CNRS / Université Panthéon-Sorbonne / Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne / INRAP), Centre européen de recherche et d’enseignement en géosciences de l’environnement (CEREGE/PYTHÉAS, CNRS / Aix-Marseille Université / IRD / Collège de France / INRA), Université d’Oslo et Université Libre de Bruxelles
Mis à jour le 4 octobre 2018