Émission et dépôt de poussière en Europe durant la dernière période glaciaire

Une équipe internationale [1] vient d’apporter une contribution importante à l’identification des principales régions d’où ont été émises les poussières qui composent actuellement les principaux dépôts sédimentaires éoliens européens, formés entre - 60 000 à - 15 000 ans, au cours de la dernière période glaciaire. Il s’avère que ces poussières ont été transportées à basse altitude sur des distances locales ou régionales, comme c’est encore le cas de nos jours lors des grandes tempêtes de poussière.

La quantification des rétroactions [2] entre les aérosols minéraux et le climat est essentielle à la compréhension des changements climatiques passés et à l’amélioration des prévisions climatiques à long terme. Pour mieux appréhender ces rétroactions, la première étape clé consiste en l’identification des sources de poussière qui étaient actives par le passé.
Les grands déserts actuels sont connus pour avoir été une source importante de poussière au cours des temps géologiques. Néanmoins, d’autres zones le furent également en régions tempérées, comme en témoignent les considérables dépôts continentaux de paléo-poussière présents en Europe aujourd’hui, constitués d’un matériel éolien déposé en période glaciaire et référencé sous le nom de lœss. Cependant, ces sources n’étant plus actives aujourd’hui, leur localisation et leur contribution relative aux dépôts européens sont très peu connues.

Les dépôts lœssiques européens distribués entre 48° et 52°N, selon un transect allant de la Bretagne à l’Ukraine, sont particulièrement riches en information paléo-climatique. Leur analyse a montré qu’au cours des derniers 130 000 ans, qui correspondent au dernier cycle climatique interglaciaire-glaciaire, la période la plus favorable à l’émission et au dépôt de cette paléo-poussière se situe entre - 60 000 à - 15 000 ans, durant la période glaciaire du cycle. Toutefois, cette paléo-poussière ne s’est pas déposée en continu, mais plutôt à l’occasion de tempêtes survenues entre les épisodes de réchauffement climatique abrupt dits de "Dansgaard-Oeschger" [3] qui ont jalonné cette période glaciaire.
Cette paléo-poussière déposée en Europe aux environs de 50°N provient-elle en partie des déserts chinois septentrionaux et mongols, dont on sait que les aérosols minéraux peuvent être transportés jusqu’au Groenland ? Contient-elle une fraction d’origine africaine, comme l’indiquent certains résultats de modèles climatiques ? Et comment fut-elle transportée pour construire in fine ces dépôts lœssiques ?

Pour tenter de déterminer la provenance des poussières à l’origine de ces dépôts lœssiques européens clés, les chercheurs d’une équipe internationale [1] ont adopté une double approche analytique et de modélisation numérique, afin respectivement de différencier les dépôts en fonction de leurs sources et de rechercher d’éventuelles zones émettrices européennes.
Ils ont ainsi réalisé des analyses géochimiques d’échantillons de même âge (un par site de dépôt étudié). L’âge choisi a été le dernier maximum glaciaire (environ - 22 000 ans) pour des raisons d’acquisition de matériel dans la Manche qui a été en grande partie exondée entre - 60 000 et -15 000 ans suite à la baisse du niveau marin associée au développement de grandes calottes glaciaires au Canada et au nord de l’Europe. L’analyse isotopique de ces échantillons a permis d’individualiser clairement quatre grandes régions au sein desquelles tous les sites de dépôts étaient de même composition isotopique : le Nord de la France incluant la Manche, la Vallée du Rhin, l’Allemagne du Nord et l’Ukraine. De plus, l’analyse isotopique de plusieurs échantillons, issus du site de référence [4] de l’Europe de l’Ouest et répartis sur un intervalle de temps compris entre - 40 000 et - 15 000 ans, a montré que cette composition isotopique ne changeait pas au cours du temps, que ce soit durant les périodes de fort dépôt de poussière ou lors des réchauffements climatiques abrupts. Par ailleurs, l’analyse de la composition en éléments traces des échantillons a également montré une forte signature en zirconium des échantillons européens, laquelle traduit la présence de zircon, un minéral lourd ne pouvant pas être déplacé sur de longues distances et à haute altitude. Enfin, l’analyse chimique des échantillons n’a pas permis de détecter de traces de poussière en provenance de sources lointaines comme l’Afrique. Tous ces résultats convergent vers une même interprétation, à savoir que les poussières ont été transportées à basse altitude sur des distances locales ou régionales, comme on peut l’observer lors des tempêtes de poussière modernes.
La simulation numérique des émissions de poussières, réalisée au moyen du modèle numérique "Système Terre" de l’IPSL et à partir des conditions climatiques qui sévissaient en période glaciaire, a permis quant à elle d’identifier les principales régions sources du matériel lœssique actuel. Il s’agit de la Mer du nord et la Manche, la plaine nord-allemande et le nord des Carpates, c’est-à-dire de régions toutes situées entre 48° et 52°N et proches des régions de dépôt identifiées par signature isotopique.

Principales régions de dépôts individualisées par analyse géochimique (en haut) et principales régions sources déterminées par modélisation de l’émission de poussière (en bas).

Cette double approche utilisée par les chercheurs leur a donc permis d’identifier les principales zones qui, dans des conditions environnementales très différentes des conditions actuelles (grandes calottes de glace dans l’hémisphère nord, niveau de la mer beaucoup plus bas, climat beaucoup plus froid et sec, et végétation bien plus éparse), ont constitué des sources d’aérosols minéraux pour les différentes régions européennes de dépôt que l’on observe autour de 50°N. Elle leur a également permis de démontrer très clairement et pour la première fois qu’à l’échelle de l’Europe, de la source au dépôt, la poussière a été transportée par le vent essentiellement à basse altitude et sur des distances régionales.
L’efficacité de cette double approche laisse à penser qu’elle pourrait être appliquée à d’autres régions du globe. Ainsi, envisager de reconstruire l’impact, au cours du dernier cycle climatique, de la poussière sur le bilan radiatif terrestre, sur le développement des calottes glaciaires de l’hémisphère nord et sur l’albédo continental apparaît désormais parfaitement pertinent et concrètement envisageable dans les années à venir.

Cette étude constitue l’une des contributions finales du projet ACTES (ANR blanc).

Contact scientifique local
Catherine Chauvel, ISTerre-OSUG : catherine.chauvel [at] ujf-grenoble.fr

Référence
European Glacial Dust Deposits : Geochemical Constraints on Atmospheric Dust Cycle Modeling. Denis-Didier Rousseau, Catherine Chauvel, Adriana Sima, Christine Hatté, France Lagroix, Pierre Antoine, Yves Balkanski, Markus Fuchs, Claire Mellett, Masa Kageyama, Gilles Ramstein & Andreas Lang, Geophys. Res. Let. 2014 (doi:10.1002/2014GL061382)

Cette actualité est également relayée par
 l’Institut National des Sciences de l’Univers du CNRS - INSU (source)
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[1Cette équipe comprenait des chercheurs issus de plusieurs laboratoires français : Laboratoire de météorologie dynamique (LMD/IPSL, CNRS / École Polytechnique / UPMC / ENS Paris / École des ponts Paristech), Institut des sciences de la Terre (ISTerre, CNRS / UJF / IRD / IFSTTAR / Université de Savoie), Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE/IPSL, CNRS / CEA / UVSQ), Institut de physique du globe de Paris (IPGP / CNRS / Université Paris Diderot / Université de la Réunion) et Laboratoire de géographie physique, environnements quaternaires et actuels (LGP, CNRS / Université Paris 1 / Université Paris Est Créteil Val-de-Marne / INRAP)
et de laboratoires étrangers : Department of Geography (Université de Giessen), British geological survey (Edinburgh) et School of environment sciences (Université de Liverpool).

[2Une rétroaction est l’action en retour d’un effet sur le phénomène qui lui a donné naissance. Ce terme s’emploie notamment lorsqu’une composante du système climatique est modifiée par le réchauffement climatique et que cette modification induite agit en retour sur le climat en amplifiant le réchauffement (rétroaction positive) ou en l’affaiblissant (rétroaction négative). Dans l’atmosphère, les aérosols minéraux interagissent avec le rayonnement solaire en le renvoyant dans toutes les directions (diffusion), dont une part non négligeable vers l’arrière (rétrodiffusion), et ce faisant ils contribuent à refroidir les basses couches de l’atmosphère (rétroaction négative).

[3Les épisodes "de Dansgaard-Oeschger" sont des périodes durant lesquelles se sont produits des réchauffements drastiques qui ont marqué la dernière période glaciaire, principalement dans hémisphère nord.

[4Ce site localisé dans la vallée du Rhin est dit de référence car il possède la succession de couches de sédiment la plus épaisse de l’Europe de l’Ouest et permet ainsi d’obtenir la meilleure résolution temporelle.

Mis à jour le 17 décembre 2014