Retracer l’histoire du climat des 1,5 million d’années passées à l’aide de la glace accumulée en Antarctique

Little Dome C en 2017-2018. Ce camp a servi de base de départ pour la prospection géophysique à l’aide d’un radar de surface tiré par un véhicule à chenilles dont on peut voir les traces. © Beyond EPICA, Pilote du twin otter PNRA
Dans le cadre d’un grand projet de l’Union européenne, des experts de 14 institutions de dix pays européens ont passé trois ans à scruter la glace antarctique, à la recherche du site idéal pour étudier l’histoire climatique des 1,5 million d’années écoulées. Le consortium Beyond EPICA - Oldest Ice, coordonné par Olaf Eisen de l’Alfred Wegener institute du Helmholtz centre for polar and marine research (AWI) à Bremerhaven et dans lequel sont fortement impliqués plusieurs scientifiques de l’Institut des Géosciences de l’Environnement / OSUG (IGE, CNRS / IRD / UGA / Grenoble INP), a présenté ses conclusions lors de l’Assemblée générale de l’Union européenne des géosciences (EGU) qui s’est tenue à Vienne du 7 au 12 avril.

Dans le cadre du projet européen EPICA (European project for ice coring in Antarctica), de 1996 à décembre 2004, des chercheurs ont foré jusqu’à 3270 mètres de profondeur dans la glace antarctique à l’emplacement actuel de la station Concordia. À l’aide d’analyses détaillées des carottes de glace obtenues, ils ont pu reconstituer de façon fiable l’histoire climatique des 800 000 dernières années. "À cette époque, il y avait des périodes alternées : de longues périodes glaciaires et des périodes interglaciaires plus courtes, avec un cycle glaciaire-interglaciaire d’environ cent mille ans", explique Catherine Ritz, chercheuse CNRS à l’IGE et coordinatrice des tâches de prospection géophysique dans le projet Beyond EPICA. Grâce aux minuscules bulles piégées dans la glace et contenant de l’air de l’époque où la glace s’est formée, les climatologues ont pu mesurer les concentrations des gaz à effet de serre importants que sont le dioxyde de carbone et le méthane. Ils ont ainsi pu trouver des liens clairs : lorsque le climat de la Terre était froid, il y avait beaucoup moins de dioxyde de carbone et de méthane dans l’air que pendant les périodes plus chaudes.

Malheureusement, les experts n’ont pas encore de carottes de glace permettant de mesurer la composition de l’atmosphère pour les centaines de milliers d’années antérieures à 800 000 ans. Or c’est précisément à cette époque que le rythme des alternances entre périodes froides et chaudes a changé considérablement. Selon Frédéric Parrenin, chercheur CNRS à l’IGE : "Il y a plus de 1,2 million d’années, les cycles ne duraient qu’environ 40 000 ans et étaient déclenchés par des changements réguliers de l’angle de l’axe terrestre. Il y a eu ensuite une période de transition d’environ 300 000 ans, avant que ne commence le rythme des cent mille ans, il y a environ 900 000 ans."

Les climatologues connaissent bien cette évolution climatique grâce à l’étude des sédiments qui se sont accumulés au fond de l’océan au cours des millénaires. Ces analyses donnent un aperçu des températures passées et des masses de calottes glaciaires qui recouvraient l’Antarctique, le Groenland et, pendant un certain temps, l’Amérique du Nord et l’Europe du Nord. En revanche, mesurer l’air des bulles emprisonnées dans la glace est la seule façon pour eux de recueillir des données directes sur les concentrations atmosphériques du dioxyde de carbone et du méthane et leurs liens avec l’évolution du climat.

"Par conséquent, après avoir recueilli les échantillons EPICA vieux de 800 000 ans, il y a de très bonnes raisons de forer dans de la glace vieille d’au moins 1,5 million d’années", explique F. Parrenin. Cela permettrait aux chercheurs d’évaluer non seulement les conditions climatiques pendant la "transition du milieu du Pléistocène", mais aussi le rythme de 40 000 ans qui l’a précédée. Comme le signal des molécules emprisonnées dans la glace tend à se détériorer quelque peu au cours du temps, ce qui peut biaiser les analyses, les experts recherchent de la glace à relativement haute résolution, c’est-à-dire de la glace dans laquelle une carotte de glace d’un mètre de long contiendrait dix mille ans d’histoire climatique, et pour laquelle la détérioration due au vieillissement serait moins sévère.

C’est dans cette optique que, au cours des trois dernières années, les chercheurs du projet Beyond EPICA de dix pays européens - soutenus par leurs pairs australiens, américains, japonais et russes - ont cherché dans l’Antarctique des glaces qui répondent à ces critères d’âge et de résolution. Pour analyser les couches de glace sous la surface, ils ont utilisé des radars embarqués lors de vols au-dessus de l’Antarctique ainsi que des radars de surface. Ils ont également testé directement ces couches en prélevant de la glace à des profondeurs pouvant atteindre 400 mètres.
Leurs constatations leur ont permis de tirer des conclusions sur les caractéristiques des couches plus profondes et donc plus anciennes. Ce faisant, le site "Little Dome C" s’est progressivement imposé comme le meilleur candidat car, en ce lieu, la glace :

  • a au moins 1,5 million d’années ;
  • offre une bonne résolution même dans ses parties les plus anciennes ;
  • ne fond pas à la base, malgré le flux de chaleur venant de la Terre et l’effet isolant créé par l’épaisse couche de glace.

Little Dome C

Ce site est l’un des endroits les plus froids, les plus stériles et les plus dénudés de la Terre. Il est à quelques heures en véhicule à chenilles (environ 30 kilomètres) de la station antarctique Concordia, exploitée conjointement par la France (Institut polaire français) et l’Italie (ENEA) et située dans la région Wilkes Land à 3 233 mètres d’altitude. Les chercheurs n’y voient presque jamais de précipitations et la température annuelle moyenne est de - 54,5 °C ; les températures dépassent rarement - 25 °C en été et peuvent descendre en dessous de - 80 °C en hiver.

Si l’Union européenne approuve la deuxième phase de Beyond EPICA, une équipe d’experts coordonnée par Carlo Barbante de l’Université de Venise, et incluant des scientifiques de plusieurs laboratoires français [1], établira un camp à Little Dome C où elle vivra dans des caravanes pendant le forage. L’objectif est de recueillir des carottes de glace d’un diamètre de dix centimètres à partir de la mi-novembre 2021. Pendant trois étés antarctiques, les forages se poursuivront de la mi-novembre au début de février, jusqu’à une profondeur de 2730 mètres (en 2024), où la glace devrait avoir au moins 1,5 million d’années. En 2025, les premières données issues des analyses de carottes glaciaires devraient être disponibles, ce qui permettra à l’équipe internationale de chercheurs d’explorer les liens entre les gaz à effet de serre atmosphériques et le climat pendant la "transition au milieu du pléistocène" et les époques antérieures.


Contact scientifique local

 Catherine Ritz , IGE / OSUG | catherine.ritz univ-grenoble-alpes.fr I 06 33 79 46 90

► Cet article a initialement été publié par l’INSU

Publié le 9 avril 2019

[1Les laboratoires impliqués sont l’Institut des Géosciences de l’Environnement (IGE/OSUG, CNRS / IRD / UGA / Grenoble INP), le Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE/IPSL, CNRS / CEA / UVSQ) et le Centre européen de recherche et d’enseignement de géosciences de l’environnement (CEREGE/PYTHÉAS, CNRS / AMU / IRD / Collège de France). L’Institut polaire français Paul Émile Victor et son homologue italien l’ENEA (Ente per le nuove tecnologie, l’energia e l’ambiente) sont partenaires du projet, en charge de la logistique.

Mis à jour le 10 mai 2019